Revues

J’épluchais des petits pois en pensant à la phrase de Sartre : « Beaucoup de personnes croient que les petits pois..s’arrondissent conformément à l’idée de petits pois, et que les cornichons sont cornichons parce qu’ils participent à l’essence de cornichon. »

Je n’avais pas l’ambition chimérique de faire le tour de la question philosophique des petits pois.

J’avais lu dans une revue spécialisée qu’actuellement, la surcharge pondérale du petit pois est un « souci ». Il est plus difficile de les faire entrer dans une boite de conserve. 

Je n’avais pas vraiment compris ! J’aurais mieux fait de m’intéresser à l’article qui décrivait l’optimisation des plantations de pommes de terre en Sibérie.

Dans une revue de Sciences Humaines, l’auteur d’une étude de psychologie enfantine se demandait s’il fallait lire à un bébé, « A la recherche du temps perdu » (Proust) .

J’estimais que c’était un faux problème. A ma connaissance, aucun bébé n’est mort en étant privé des consolations de la littérature, et en particulier d’ « A la recherche du temps perdu »

Je ne parlerais pas de la revue New Age qui considérait que les phacochères karmiques étaient essentiels pour faire un bon bilan de nos vies antérieures. 

Trop, c’est trop !

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« Hakuna matata ! »

 

Ron entra avec fracas dans la cuisine..

Ma tante avait commençé à lire : « Mort sur l’Île de Pâques », un vieux roman policier de Graham Palmer, paru en 1942.

Elle était fascinée par la première phrase : « Ron entra avec fracas dans la cuisine, se saisit de la main de Sir Ferguson, et la plongeât dans une bassine d’eau bouillante destinée au gigot dominical. »

C’était assez loin d’un policier que je venais de lire : « Le désespoir des maquereaux fumés à Mourmansk» de Tatiana Moukhanov, paru en Russie en 1997, dont la première phrase était : « Il sut qu’il allait mourir. Mikhail pleura, et regarda son épouse Sophia qui jouait « La Sonate à Kreutzer ».

Ma tante me dit : « Graham Palmer est irrémédiablement indifférent à la sensibilité du lecteur. Je lis rarement des romans policiers. J’espérais une atmosphère à la Chester Himes comme dans, « S’il braille, lâche-le…. »  »

Elle avait peur que le héros finisse par déterrer des cadavres pour leur faire subir un lavage de cerveau.

Cette éventualité me parut improbable.

Je lui conseillais de commencer à imaginer elle-même la trame d’un roman policier, pendant qu’elle tricoterait paisiblement, en regardant la saison 2 de, « Les Moldaves meurent aussi à Singapour ».

J’avais commis un impair, elle ne tricote plus depuis longtemps.

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Tristesse

Ma tante avait un problème de tristesse à l’intérieur. L’intérieur n’est pas extensible indéfiniment et ça finit par comprimer.

Je lui conseillais de mettre la tristesse à l’extérieur, car il y a plus de place et les limites sont lointaines, sinon floues.

Par temps de brouillard, la tristesse s’efface et disparaît. Et s’il pleut, les larmes se confondent avec la pluie.

Elle  approuva : « Quand il ne pleut pas trop de larmes, ça va. »

Je réfléchis : « Sinon, un billet triste, c’est de la tristesse à l’extérieur. En aparté, écrire avec un oignon découpé, ne rend pas un billet triste. »

Elle se parlait à elle-même : « Pour sortir de la forêt profonde de la tristesse, il faut vaincre les créatures qui y habitent, à commencer par la personne que nous croyons être. »

Là, elle m’a eu, comme d’habitude.

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Barrault dans « Les Enfants du paradis ».

 

Idées et conseils

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Ce matin je faisais l’inventaire de mes idées du jour :

Ne pas oublier d’acheter un cache-idées en dentelle.

Devenir mangeur de poireaux professionnel, (la réalité est plus agréable à vivre avec de telles compétences).

Raconter des histoires aux mots qui vadrouillent loin de la page blanche, pour les faire revenir.

Réapprendre à nager à un poisson rouge aux muscles engourdis, (à force de tourner en rond dans son bocal).

Dormir dans l’appartement d’Eiffel (en haut de la Tour), « pour être plus près du ciel. »

 

Je faisais aussi l’inventaire de mes conseils favoris :

Placer les pensées noires et les regrets au fond d’une enveloppe timbrée, et les envoyer à Kirkja (Faroe Islands). 

Ranger avec soin les états d’âme, comme des chaussettes dans un tiroir, puis les porter une journée et, hop, dans la machine à laver les états d’âmes.

« Se déguiser en soi-même », (suivant le conseil éclairé de Margaret Atwood). 

Méditer cette phrase d’un adolescent américain anonyme : « Ce qui m’ennuie, c’est que mes amis n’existent pas », (It annoys  me that my friends don’t exist).

Observer avec passion une nouvelle religion, en regardant les personnes qui s’avancent lentement sur les trottoirs parisiens, en tenant devant eux leur téléphone, avec des regards mystiques, illuminés par la présence du Téléphone Sacré

(Attention !! : A ne pas mélanger avec les trifouilleurs de téléphoneLe trifouilleur de téléphone, trifouille et retrifouille sans fin les touches, en bavant légèrement.)

 

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« Peu importe qu’on gagne ou qu’on perde, jusqu’à ce qu’on perde. »

 

 

Les jeunes filles de maintenant !

Ma tante estimait que les gens ne s’intéressent plus la Connaissance (au sens noble).  

Les gens ne sont plus occupés que par leurs smartphones et les selfies, où on donne l’illusion qu’on est  souriant et heureux (la comédie du bonheur), et par la même occasion, cela permet (sadiquement), d’en mettre un coup au moral de ceux qui regardent. (1)

Je lui répondis qu’il restait à éclaircir les mystères de l’inconscient, à dévoiler l’énigme de nos sentiments, et surtout, surtout, à bien éduquer les jeunes filles.

Elle s’esclaffa : « Eduquer les jeunes filles de maintenant ! Bon courage ! »

Je lui montrais un ouvrage de Fénelon (1651-1715) : « De l’éducation des jeunes filles». Celui-ci nous prévient : « On les nourrit dans une mollesse et dans une timidité qui les rend incapable d’une conduite ferme et réglée ».

Ma tante s’esclaffa à nouveau : « Je ne vois rien là d’une jeune fille d’aujourd’hui ! Toutes des effrontées ! »

Je lui dis : « Fénelon ajoute aussi : « Elles prennent la facilité de parler et la vivacité d’imagination pour de l’esprit ; elles ne choisissent point entre leurs pensées ; elles ne mettent aucun ordre par rapport aux choses qu’elles ont à expliquer ».

« Ah, ah…Elles prennent surtout la facilité de consulter leur smartphone, avec un besoin compulsif. »

Avec ma tante, dans les joutes verbale, je perds presque toujours.

Je vais me consoler avec deux phrases de circonstances : un alexandrin de la SNCF : « Le train ne peut partir que les portes fermées, » accompagné d’un octosyllabe : « Ne gênez pas leur fermeture. »

(1) David Hume ( 1711-1776) : « Le malheur d’autrui nous donne une idée plus vive de notre bonheur et son bonheur une idée plus vive de notre malheur. Le premier procure, par suite, une joie et le second un malaise. »

 

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Demoiselles de St Cyr (sous Louis XIV).

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« Pets selfie » de Howard Robinson. 

 

 

 

Poisson rouge

« Tu serais capable de te faire semer par un poisson rouge dans un bocal, » m’avait reproché ma tante, alors que je chantonnais à voix basse, « Thérapie de groupe », d’Olivia Ruiz : « Maman est dépressive / Papa manque de confiance / Et moi je suis lascive .. »

Je sais que le chant n’est pas mon fort.

Jadis, deux bretonnes m’avaient emmené au Pardon de Sainte Anne d’Auray dans le Morbihan. Pour leur faire plaisir, j’avais entonné avec elles, « Sainte Anne, Ô Notre Mère ».

L’effet avait été immédiat et j’avais été prié d’arrêter de chanter.

Dans ces cas-là, pour me consoler, je pense au poète Yeats : « J’ai semé mes rêves sous vos pieds; marchez doucement car vous marchez sur mes rêves. »

Vous allez me dire : Et alors, qu’est ce que c’est que cette histoire de se faire semer, même par un poisson rouge dans un bocal ?

J’y viens.

En fait, c’était au moment où je cherchais à me téléporter directement dans un endroit connu de moi seul, mais j’avais échoué bêtement. La téléportation n’est pas à la portée de tous ; j’avais probablement négligé de dire les mots du Capitaine Kirk: « Spock, téléportation SVP ! »»

Mais là, je sens que vous ne me croyez pas.

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Schwärmerei

« Je retirai aux choses l’illusion qu’elles produisent pour se préserver de nous et leur laissai la part qu’elle nous concèdent » (René Char).

Mon ami me confia qu’il aimait lire la poésie de René Char en fermant les yeux, afin d’ausculter le sens du poème, et d’échapper ainsi à la fatalité du commentaire.

Je lui répondis que j’adorais fermer les yeux, surtout en lisant.

J’eus droit à un regard de tueur avec ou sans lunettes noires. C’est le plus dangereux. 

Je lui demandai si par « lire la poésie en fermant les yeux », il voulait s’exprimer métaphoriquement ?

Il trouva que j’avais une « fâcheuse disposition à l’exaltation ou Schwärmerei, » qui caractérise les esprits actuels et le mien en particulier.

Je me précipitai sur un dictionnaire et lu que Schwärmerei est une « notion intraduisible, qui désigne à la fois l’exaltation et l’illuminisme » 

Je n’aime pas être défini par une notion allemande intraduisible. Une notion allemande à la rigueur, mais intraduisible cela me donne des angoisses.

Ma tante ne me rassura pas vraiment : « Halte là ! L’angoisse, c’est comme une équation hydrostatique écrite sur un ticket de métro. »

Finalement, à propos de Schwärmerei – notion que je rejetais – j’étais d’accord avec Musil : « L’expression finement ciselée de la conscience exaltée n’est pas dissemblable du regard de la bêtise ».

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(Image de Bobby Chiu.)

Angoisse nocturne.

 

 

On ne chante pas Bach comme du Chantal Goya

Je chantais avec conviction : « Bestelle Dein Haus, denn Du wirst sterben und nicht lebendig bleiben (Mets ta maison en ordre ! Car tu es mortel et tu ne survivras pas) ». (Bach, Cantate 106).

Ma tante m’a dit en se bouchant les oreilles : « On ne chante pas Bach comme du Chantal Goya ; en plus c’est archi-faux. Et ton baragouin allemand dissuade de toute velléité de comprendre le texte. »

J’ai été peiné pour Chantal Goya. La chanson que je préfère c’est, « Ce matin un lapin ». J’adore la chantonner. *

Ma tante avait du vague à l’âme, et s’intéressait aux âmes perdues. Un sujet que je me gardais d’évoquer avec elle.

J’avais voulu lui remonter le moral en chantant quelques paroles de la Cantate 106.

Il est toujours réconfortant de penser qu’on mourra avec une maison en ordre. 

Dès que j’eus arrêté de chanter, elle me dit : « Rien n’est plus beau que le silence !  Pourvu que ça dure ! C’est comme à la télévision, il y a beaucoup trop de trémolos sablonneux. »

Je ne connaissais pas les trémolos sablonneux. Il va falloir que je ressorte cette expression pour briller en société. (« On ne brille jamais assez », disait le poète Armand Claudibert à son épouse, dans une correspondance inédite.)

Pour moi, l’essence même de la télévision, ce sont ceux qui s’installent devant l’écran, et dorment au bout de quelques secondes.

Si vous ne dormez pas, vous risquez de vous sentir comme un clochard moscovite, après avoir prêté votre, « temps de cerveau disponible ».

 

 

* « Ce matin un lapin
a tué un chasseur
c’était un lapin qui
c’était un lapin qui
ce matin un lapin
a tué un chasseur
c’était un lapin qui
avait un fusil » (Chantal Goya).

 

 

La chasse au lapin moldave de Singapour

Cet Eté, avec mon ami, nous avons fait l’ouverture – pour une journée – de la chasse au lapin moldave de Singapour, un espèce très rare introduite en 1882 en France, par Francis Woolner Burgoyne.

La chasse au lapin moldave de Singapour n’est autorisée qu’avec un grand filet, (genre filet à papillons).

Nous en avions repéré un qui courait vers des rochers, devant nous.

Nous nous sommes placés en embuscade. J’observais le gibier à la jumelle et tenais prêt le grand filet.

Le lapin nous avait aperçu et, méfiant, s’était caché entre deux fougères.

Nous devions parlementer pour le faire sortir, car le lapin moldave de Singapour parle, grâce à une morphologie particulière.

Mon ami lui conseilla de sortir, « sans faire d’histoire ».

Il répondit d’une voix apeurée : « Je ne suis qu’un lapin, laissez-moins tranquille. D’abord je sais bien que vous allez me manger. Cannibales ! »

Mon ami me parla à voix basse : « Vous vous rendez compte qu’il nous traite de cannibales ! Ces lapins moldaves de Singapour n’ont aucune éducation. »

Il se mit à crier : « On sait que vous êtes un lapin moldave de Singapour ! Allez, vous ne pouvez pas nous échapper, rendez-vous, où ça va barder ! »

Le lapin tenta une sortie désespérée. D’’un bond nous fûmes sur lui. Je l’enveloppai dans le filet à papillon géant. 

Il se débattit, je resserrais les mailles du filet et il resta prostré. 

Une belle victoire. Nous avons posé des deux côtés de notre gibier, après avoir réglé le retardateur de l’appareil de photo. 

Mon ami sortit un couteau de chasse et l’approcha de la gorge du lapin, pendant que celui-ci adressait des prières au Lapin de Jade, compagnon de la déesse de la lune Chang’O. Des larmes amères coulaient de ses yeux.

Une fois que le filet fût coupé – la règle veut qu’il ne serve qu’une fois – le lapin moldave de Singapour se mit à courir et disparut rapidement.

Belle chasse et belle journée !

 

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Concaténation

D’après le poète japonais Basho : « Il faut exprimer par des mots, la lumière à laquelle les choses apparaissent, avant qu’elle ne disparaisse de votre esprit. »

Avec ou sans « lumière », j’avais du mal à retenir « les choses » qui apparaissaient dans mon esprit, après avoir lu une phrase de Lacan.

« [Freud] ne visait à rien d’autre qu’à assurer l’imaginaire dans sa concaténation symbolique, car l’ordre symbolique exige trois termes au moins, ce qui impose à l’analyste de ne pas oublier l’Autre présent, entre les deux qui, d’être là, n’enveloppent pas celui qui parle.. » *

Je tentais de surmonter, par un sursaut de la volonté, cet instant de faiblesse de ma compréhension.

Cet sursaut sincère et dépouillé d’artifice, préserva la région de mon cerveau chargée de gérer en général les gratouillons et les choses inexplicables (dont j’ai déjà parlé).

Pour l’anecdote, en cas de grand stress, cette région de mon cerveau m’adresse des S.O.S. frénétiques.

Ma tante me donna un conseil : « Evite de lire les phrases de Lacan, ainsi tu ne seras pas déçu. Remplace cette phrase obscure par une phrase de Wittgenstein : « Celui qui vit dans le présent vit dans l’éternité ». »

 Je la remerciais. 

Rien de tel qu’une phrase obscure pour neutraliser une autre phrase obscure.

* « Ecrits » page 464.

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Concaténation imaginaire