Souvenirs

La patine du temps peut altérer les souvenirs. Je ne me souvenais plus quand j’avais lu ces vers de Shelley pour la première fois : « J’ai rêvé alors que je marchais au bord d’un chemin / L’hiver nu soudain se changea en printemps ».

D’habitude je suis plutôt fort pour me souvenirs de choses qui ne sont pas importantes, comme les romans de Charlotte M. Yonge, admirée de Lewis Carroll.

Mon ami me donna un conseil : « Il suffit d’être à l’extérieur pour regarder l’intérieur de ses souvenirs. »

Ma tante trouve que les phrases de mon ami semblent écrites par des robots polymorphes. Je n’ai jamais rencontré de robots polymorphes et ne peut donc confirmer son jugement.

Lorsque que je demandais des éclaircissements à mon ami, il précisa : « Je ne me sentirais pas en confiance avec quelqu’un qui m’affirme qu’il n’a aucun souvenir. Car il a au moins un souvenir, c’est de n’en avoir aucun. »

Ma voisine m’a consolé : « Les souvenirs, c’est quand ça reste dans la tête ».

Invité de sa propre vie

Dans « La mort de Virgile, » Hermann Broch parle de se sentir « invité de sa propre vie. » Je me demandais ce qu’il avait voulu dire, car ma vie ne m’a jamais invité à quoi que ce soit.

Sinon, le moins qu’on puisse faire c’est de « réussir à vivre. »

J’étais peut-être une cause perdue pour ma vie.

Ma tante me répondit que j’étais aussi indéchiffrable qu’une langue écrite dans un alphabet inconnu. Il n’était donc pas étonnant que je n’ai pas été invité.

De toutes façons je lui dis que s’inquiéter de ne pas avoir été l’invité de sa propre vie n’est pas une activité rémunérée. Ce qui me valut l’injure d’avoir un cerveau en forme d’étiquette de camembert. (Je n’ai aucune idée à quoi un tel cerveau peut ressembler.)

Je vais pratiquer l’hésyschasme qui apporte la paix à l’âme, et relire la Défense des saints hésychastes de Grégoire Palamas (1296-1359). Une saine activité, même si on n’est pas invité.

(A gauche de l’image on lit, « GREGORIE », et à droite, « PALAMA ».)

Desseins criminels

Kant (1724-1804), dans : « Géographie » (Physische Geographie, 1802), note que : « Au Congo, on voit des colonies entières de grosses fourmis qui peuvent dévorer entièrement une vache ou un homme malade. »

Ces fourmis (2cm), des Paltothyreus tarsatus, existent réellement.

Un film de 1954 avec Charlton heston et Eleanor Parker : « Quand la marabunta gronde », se situe en 1901 en Amazonie (et non au Congo, pour les besoins du scénario), où nos grosses fourmis mangent avec délice quelques personnages.

Dieu merci Charlton Heston et Eleanor Parker ne semblent pas comestibles.

Personnellement je n’aimerais pas me faire manger par des grosses fourmis, j’aurais peur de les empoisonner.

En revanche si certaines personnes pouvaient être au goût des Paltothyreus tarsatus, je ne serais par contre, comme on dit.

Ma tante me soupçonnait de desseins criminels alors que je lui expliquais que c’était de l’humour noir, et que seule la curiosité scientifique me motivait.

Elle ne me crut pas un instant (moi non plus d’ailleurs).

Littérature

Décret du 12 octobre 1851, destiné à encourager, « les auteurs de pièces [de théâtre] à but moral et éducatif. »

Emile Augier (1820-1889), poète et dramaturge, dans sa pièce en vers « Gabrielle » (1850), montre une bourgeoise mariée à un notaire, et qui, sur le point de tromper son mari avec un poète, ami « des champs au soleil prosternés », se reprend in extrémis, et s’écrie dans les bras de son mari : « Ô père de famille, ô poète, je t’aime. »

Dumas fils (1858) : « Toute littérature qui n’a pas en vue la perfectibilité, la moralisation, l’idéal, l’utile en un un mot, est une littérature rachitique et malsaine, née morte. »

Louis Edmond Duranty (1833-1880), romancier et critique d’art, sur « Madame Bovary » de Flaubert : « Il n’y a ni émotion, ni vie dans ce roman, mais une grande force d’arithméticien qui a supputé et rassemblé tout ce qui peut il y avoir de gestes, de pas ou d’accidents de terrain dans des personnages, des événements et des pays donnés. Ce livre est une application littéraire du calcul des probabilités. »

(source : Pierre Bourdieu, « Les règles de l’art », 1992)

Emile Augier

Inondation au XVIIe

Le 18 juin 1682, un violent orage s’abat sur Port-Royal des Champs :

« Vers les six heures et demi du soir, le jour disparut totalement. Le tonnerre n’était pas à proportion si considérable que les éclairs mais, tout à coup, des torrents d’eau tombèrent des nuées et couvrirent les campagnes.

Une succession continuelle d’éclairs, de tonnerre et de pluie sans aucune diminution se fit sentir avec la même violence pendant quatre heures.Les blés et les foins furent versés, les chaussées furent rompues, les moulins très endommagés.

Les arbres furent déracinés et les meubles des maisons de Saint-Lambert et de Vaumurier nageaient sur l’eau. Des pierres de trois à quatre pieds furent précipitées du haut des montagnes ou monticules.

Les jardins de Port-Royal furent couverts d’eau et de sable à hauteur d’un pied et demi. Le mur ne pouvant résister fut emporté en nombre d’endroits, l’étang déborda et le poisson fut jeté dans les terres.

Heureusement, malgré tant de dangers évidents, qui que ce soit ne périt, quoique beaucoup de domestiques eussent couru de grands risques en portant du secours et se fussent vus au moment d’être emportés par les eaux ou écrasés par les murs. »

« Mémoires historiques et chronologiques sur l’abbaye de Port-Royal des Champs », Utrecht, 1755, p. 515.

Gaspard DUGHET (1613-1675) L’Orage – Musée des beaux-arts de Chartres.

Bugs Bunny

« Parfois, j’aimerais avoir un trou portatif (a portable hole), comme Bugs Bunny, qui crée ainsi un passage à travers une surface solide, où il peut s’enfuir. »

Ma tante me regarda avec un sourire en coin : « Ah bon ? Tu te sens poursuivi par quelqu’un ? »

« Oui, par les béotiens microfibrés et podcastés. »

« A part cela, parle-t-on du trou tel que, ou de l’ensemble : le trou et la matière qui l’entoure. Mais dans ce cas, il n’est plus portable »

Là, elle était en train de m’embrouiller l’esprit. Elle aurait pu m’enduire les joues avec du camembert coulant, le résultat aurait été le même. (En confidence, je ne suis pas en faveur des joues au camembert, car le risque est grand de retrouver des asticots un peu partout sur les vêtements).

Quand j’ai répondu que la pensée d’un trou, et la matière qui l’entoure, ne pèse rien, je sentis que le terrain où je m’avançais était glissant.

Elle me traita de vieux réfrigérateur dans un esprit éthéré.

Désillusions

Virginia Woolf dans « Journal d’un écrivain », dit : « Je veux m’obliger à regarder en face la certitude qu’il n’y a rien, rien pour aucun de nous. Travailler, lire, écrire, ne sont que des déguisements ; de même les relations avec les gens. »

Je me souvins de cette phrase en lisant « Le Voyage de Babar », et en écoutant «Domus pudici pectoris  / Templum repente fit De-i / Intacta nesci-ens virum», d’Heinrich Finck (1444-1527).

Ma voisine m’a toujours dit qu’il ne faut pas fréquenter les phrases pleines de désillusions.

Pour reprendre le moral après une telle phrase, je devais déplier mes pensées !

Mais devais-je d’abord déplier la pensée : « déplier mes pensées »? Et, avant, devais-je déplier la pensée de déplier la pensée : déplier mes pensées

Bref, j’étais perdu dans un exercice de pensée sans issue.

Je songeais à un temple japonais, où un texte gravé dans la pierre nous invite à écrire nos soucis sur un papier pelure et à le mettre dans l’eau toute proche : «Quand le papier se désagrégera, vos soucis disparaîtront.»

Ma tante, en l’absence de papier pelure et d’eau près d’un temple japonais, me conseilla de m’intéresser à des objets qui n’ont pas d’ombre, des tifties, des nomus, des pusipes, des diemdis, des qlanutes, et des objets qui disent non pour oui, et inversement. 

« Tu verras, c’est souverain pour le spleen. »